LE CINEMA SANS LA TELEVISION ? - 25 juin 2003 à Paris.
En France, grâce à l’action des professionnels et des pouvoirs publics, la télévision a sauvé le cinéma - sa puissance de production et de diffusion, sa diversité créative, son ambition artistique et son poids industriel et financier. Et, ce faisant, la télévision a menacé de contrôler le cinéma. Au cours du dernier quart de siècle, le cinéma aura vécu de la télévision, avec la télévision, contre la télévision. Jamais il n’aura cessé de s’en plaindre, et de vouloir s’en différencier, jamais il n’aura cessé non plus de s’inquiéter à la moindre velléité du petit écran de prendre ses distances avec le grand. Tout indique que cette période, marquée notamment par le rôle central dévolu à Canal Plus depuis 1984, arrive à son terme.
Il est indispensable de gérer le mieux possible la période transitoire, lourde de dangers pour le cinéma, qui s’est ouverte. Les pouvoirs publics et les professionnels s’y emploient, et c’est fort bien ainsi. Mais cette situation, et de nombreux autres facteurs liés aux évolutions des technologiques et des pratiques culturelles, font apparaître la possibilité à plus long terme d’un modèle différent.
Dans quelle mesure ses relations avec la télévision ont-elles transformé le cinéma, dans quelle mesure l’état contemporain des images et de la communication redéfinit-il sa nature et son statut ? Existe-t-il des hypothèses économiquement viables, et esthétiquement souhaitables, de stabilité économique du cinéma sans la télévision, ou du moins en cessant de dépendre massivement d’elle ? Les divers modes de diffusion des films dans des lieux qui leur sont dédiés (en salles, sur les chaînes thématiques, en DVD, à l’exportation, dans le cadre d’une diffusion patrimoniale, à terme sur Internet) constitueront-ils un jour un cadre pérenne, et cohérent ?
Ce sont ces questions, moins directement inspirées par l’urgence mais qui engagent l’avenir et les stratégies à mettre d’ores et déjà en place, qui relèvent par excellence des tâches que s’est fixée l’association L’Exception. C’est sur ces thèmes, envisagés à la fois dans leurs aspects artistiques et dans leurs aspects économiques, qu’elle invitera artistes, professionnels, représentants des pouvoirs publics et acteurs culturels, français et européens, à débattre, confronter les expériences, lors de son séminaire annuel organisé à Sciences-Po, le 25 juin.
Jean-Michel Frodon
QUESTIONS DE FILM
Introduction par Michel Reilhac, directeur du cinéma, ARTE France.
Axes de réflexion :
- Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui une différence de nature entre une réalisation de cinéma et de télévision ?
- La différence entre cinéma et télévision est-elle davantage mise en œuvre dans le domaine du documentaire que dans celui de la fiction ?
- Que pensez-vous de l’affirmation : le cinéma et la télévision sont devenus des composantes de plus en plus indistinctes d’un univers audio-visuel beaucoup plus vaste, complexe et flou ?
- Un film doit-il s’affirmer en se différenciant des produits télévisuels, ou audiovisuels en général ? Par quels moyens ?
- Dans quelle mesure la télévision modélise-t-elle, en France et ailleurs, les films de cinéma (ou réputés tels) ?
- Quel rôle attribuer à la taille de l’écran ? La salle est-elle toujours le lieu par excellence du cinéma, le petit écran est-il toujours par nature une altération du processus de cinéma ? Le support de l’image (argentique ou numérique, projeté sur l’écran ou diffusé par celui-ci) est-il encore significatif ?
QUESTIONS DE CINÉMA
Introduction par Marc Nicolas, directeur de la Femis
Axes de réflexion :
- La baisse de régime du modèle économique français de financement du cinéma appuyé principalement sur la télévision traduit-elle selon vous une difficulté transitoire ou une usure irrémédiable ?
- Les chaînes thématiques consacrées au cinéma sont-elles susceptibles de jouer un rôle différent des chaînes généralistes dans la production, la diffusion et la réception des films ?
- Un modèle économique de financement du cinéma s’appuyant sur les télévisions mais sans que Canal + continue de jouer son rôle décisif est-il viable ?
- Quelle importance économique accorder au boom du DVD ? Celui-ci peut-il devenir un facteur de diversité et d’originalité esthétique, ou est-il voué à aggraver la concentration sur les titres les plus « porteurs » ?
- Existe-t-il une possibilité d’asseoir le financement du cinéma uniquement sur les diffusions des films (en salle, sur les différents types de télévision, en vidéo, sur Internet..., dans leur pays d’origine et à l’exportation, comme nouvelle œuvre et comme valeur patrimoniale) ?
- Quel peut être l’effet économique du développement du « Home Cinéma » (projection vidéo sur grand écran à domicile) ?
Introduction aux débats :
Transcription des propos tenus par Marc Nicolas lors de la réunion du Groupe de réflexion sur le cinéma, le 29 avril dernier. >> Documents en fin de texte.
" (...) je vais donc essayer d’introduire la question, économique, mais surtout sociale pour moi, de l’hypothèse d’une nouvelle relation entre le cinéma et l’objet télévision, en particulier du fait de l’essor de la vidéo.
Si le DVD pouvait conduire à ce que le cinéma soit financé différemment, et que donc la production de films s’en trouve changée, on aurait effectivement affaire à une mutation de fond, comparable à celle qui s’est produite au cours des vingt dernières années. Celles-ci ont vu une rupture majeure dans l’histoire économique du cinéma français dont oublie parfois la radicalité. Au début des années 80, la télévision ne finançait que très marginalement le cinéma, pour moins de 10 %. Jamais l’existence d’un film ne dépendait de la décision d’une chaîne. Aujourd’hui, la télévision contribue à près de la moitié du financement du cinéma en France, si on englobe sous le vocable unique « télévision » l’ensemble de tout ce qui est accessible sur nos téléviseurs. Cette mutation a été très rapide, voire brutale, surtout si on considère que pendant les 50 années précédentes, le modèle était plutôt stable, avec comme principaux financiers les distributeurs des films en salle. La question est donc de savoir si, dans un futur plus ou moins proche, ce nouveau modèle pourrait changer à son tour. Je ne prétends pas y apporter une réponse, mais au contraire des éléments de question et tout d’abord pourquoi la question peut se poser.
La question générale se pose aujourd’hui pour deux raisons. La première raison est qu’il y a un fait objectif, l’augmentation assez substantielle de la diffusion vidéo des films, avec l’arrivée d’un nouvel objet, le DVD. Celui-ci a succédé à la vidéo cassette, apparue en France en 78 et qui s’est véritablement développée 10 ans plus tard, à un rythme très rapide puisque à peu près 80 % des ménages sont équipés en magnétoscope. Depuis un peu plus de 5 ans est apparu le DVD, après des épisodes intermédiaires comme le laserdisc. Et depuis 2 ans, le phénomène est vraiment devenu important : il y a maintenant en France 5 millions et demi de lecteurs de DVD soit dans près d’un foyer sur quatre, en 2002 ont été vendus 2 millions et demi de lecteurs et on va probablement vers un équipement des foyers à 80 % dans peu de temps. La rapidité de la réaction sociale tient largement au fait que c’est un équipement bon marché . Depuis 30 ans en France, les vagues successives de l’équipement des ménages que la sociologie de la consommation a l’habitude de décrire ont fait se succéder la voiture, les appareils électro-ménagers classiques, puis la télévision, le magnétoscope, le micro-ordinateur et maintenant le lecteur de DVD. Aucun des autres équipements n’avait été aussi rapidement mis sur le marché à un coût relatif aussi faible et aussi rapidement après son apparition. On assiste ainsi à un développement très rapide et presqu’inédit même s’il ressemble en partie à celui du disque CD, qui a complètement tué l’objet qui existait avant lui, le disque noir, à quelques exceptions folkloriques prêts. Ce phénomène interagit avec le marché général de la vidéo, qui est en constante croissance. A la fin des années 80, on vendait à peu près 10 millions de cassettes enregistrées par an, l’année dernière on a vendu près de 30 millions de cassettes et 50 millions de DVD, soit 80 millions d’objets (et même s’il ne s’agit pas que de films car il y a le domaine particulier des programmes pour enfants, les films en représentent plus des 2/3 ). Passer de 10 à 80 millions d’exemplaires en une quinzaine d’années, c’est énorme. Pour compléter ce tableau, et donner une idée de ce que cela représente en argent et pas seulement en objets, le marché de la vidéo représentait en 2002 2 milliards d’€uros, c’est à dire plus que la salle. Pour mémoire, aux USA, la recette vidéo a dépassé la recette en salles depuis une dizaine d’années. Non seulement les chiffres d’affaires sont considérables, mais un DVD ne coûte pas cher à fabriquer, il génère des marges considérables. On peut donc faire l’hypothèse que la vidéo pèse de plus en plus dans l’économie du cinéma et dans des proportions qui sont rapidement croissantes, qui peuvent éventuellement bouleverser l’état antérieur de cette économie.
La deuxième raison de cette nouvelle hypothèse, c’est le récent feuilleton Canal +. En 2002 Canal + a investi 120 millions d’€ dans la production de nouveaux films français, contre 150 millions en 2001. Cette baisse de 30 millions d’€, alors que la production cinématographique totale pèse environ 400 millions d’€, est importante, et a été directement ressentie, d’autant qu’il s’agit d’argent que touche assez vite le producteur. Il ne s’agit pas de recettes prévisionnelles, ni de monnaie de singe. C’est aussi de l’ « argent déclencheur » : dans l’histoire de la production d’un film, ces sommes (comme l’avance sur recettes pour les films qui l’obtiennent) font partie des premiers euros comptés, donc elles comptent double sous un certain angle, c’est ce qui amorce la véritable mise en chantier de l’économie générale du film. Ces 30 millions en moins on fait couler beaucoup d’encre, d’autant que le phénomène a été concomitant de trois événements très médiatisés : la relative mauvaise santé de la chaîne Canal + (perte d’abonnés etc.), la mauvaise santé du groupe Canal + du fait d’investissements très onéreux, notamment dans d’autres pays d’Europe, et troisièmement, la mauvaise santé de la maison mère Vivendi.
Donc, on a d’un côté une source de financement essentielle qui baisse conjoncturellement (certains ajoutent : durablement, parce que Canal + ne va pas bien, n’est plus en situation de monopole depuis qu’existe TPS, et est obligé d’engager d’autres dépenses pour relancer son antenne), de l’autre côté, il y a un marché vidéo qui va bien et même très bien. Alors certains posent la question : est il possible que se mette en place un autre modèle du financement du cinéma ?
Dans la conjoncture inquiète de l’automne dernier ,cette interrogation générale s’est transformée en : "où trouver tout de suite les 50 millions d’€ que Canal +, bientôt, ne mettra plus dans le cinéma français ?" Un début de réponse a été trouvé en se tournant vers le secteur florissant qu’est la vidéo, et a donné naissance il y a quelques semaines à une hausse de la contribution de la vidéo au compte de soutien au cinéma, géré par le CNC.
[Je fais un bref rappel : jusqu’en 1985, le compte de soutien au cinéma était essentiellement alimenté par le produit d’une taxe de 11% sur chaque billet de cinéma ; à partir de 85 on a ajouté un prélèvement de 5.5%sur les recettes des chaînes de télévision, qu’elles soient publicitaires, d’abonnements ou de redevance. Ce prélèvement représente beaucoup d’argent, à un tel point qu’il a dépassé le produit de la taxe sur les billets. Au début des années 90, voyant que la vidéo avait commencé à se développer, on a inventé une troisième taxe, sur le prix des cassettes enregistrées. Cette taxe a été fixée à 2 % du prix auquel l’éditeur vidéo vend la cassette au magasin dans lequel on l’achète. Depuis, cette taxe générait très peu d’argent mais a établi le principe d’une contribution de la vidéo au soutien de l’industrie du cinéma- c’est au moment où les marchés naissent qu’il faut créer les taxes !]
L’année dernière donc est apparue l’idée d’augmenter le taux de la taxe. Finalement il a été décidé de rester à 2%, mais en la fondant sur le prix de vente public et non plus le prix éditeur. Ainsi aujourd’hui quand on achète un DVD 20 €, 2 % de ces 20 € vont aller au compte de soutien du cinéma. La taxe qui était d’un rapport assez mince, a rapporté 15 millions d’€ au compte de soutien du CNC l’année dernière, il est prévu que cette année elle en rapporte 21, et en 2005, 45.
L’existence de cette nouvelle recette soulève maintenant plusieurs questions. La première : que va-t-on faire de cet argent ? En 1992, lors de la création de la taxe, les producteurs ont obtenu d’être les destinataires principaux du produit de la taxe. Ceci est un peu en contradiction avec les principes habituels du compte de soutien, selon lesquels le produit de la taxe est toujours réparti entre les différents acteurs de la chaîne . Ainsi une partie de la taxe sur les billets sert aux exploitants pour refaire leurs salles de cinéma, racheter des fauteuils, des projecteurs etc. , une part va aux distributeurs de films, pour les aider à distribuer des films difficiles, et mieux encore, pour qu’eux mêmes l’investisse dans la production de films, et puis enfin une part de cet argent va aux producteurs.
La question se pose à présent, avec les augmentations en volume et peut-être une place stratégique nouvelle pour le secteur de la vidéo, de savoir si cette augmentation va aller entièrement aux producteurs ou si on va en utiliser une partie pour les éditeurs vidéo, afin qu’ils mettent de l’argent dans la production de films- ce qu’aujourd’hui ils font peu, même quand y ils sont associés . C’est un enjeu important parce que dans l’économie du cinéma, il n’y a pas que l’argent qui compte, il y a aussi le canal qu’emprunte l’argent pour arriver au film. . La première question est donc de savoir si les éditeurs vidéo vont entrer complètement dans l’économie intégrée et assistée du cinéma ou si ce sont les producteurs de films qui d’emblée vont bénéficier des nouvelles sommes. Si on fait le pari que la vidéo va continuer à croître et qu’elle va jouer un rôle économique important pour des catégories de films où sa part est encore minime, la question est de savoir si ce secteur va devenir un acteur stratégique de la filière cinématographique dans son entier, depuis la décision de produire.
Mais reste une deuxième question : que faut-il penser de la croissance du marché de la vidéo ? Personnellement je ne suis pas des plus optimistes. Je pense que la courbe va continuer à croître mais je pense qu’on manque d’éléments pour évaluer dans quelles proportions, et au profit de quoi. Pour l’instant, il y a une extrême concentration des ventes vidéo sur un tout petit nombre de titres, beaucoup plus que dans les salles. La vidéo aujourd’hui ne sert pas à diffuser la totalité des films français : même si un grand nombre de titres finissent par être édités en vidéo, un aussi grand nombre d’entre eux sont très rapidement indisponibles. Les films francias représentent 35% des titres édités, mais génèrent seulement 20% du chiffre d’affaires total. Cela veut dire que le cinéma français est plutôt surexposé en vidéo, avec un nombre de titres presque deux fois plus grand que sa part des recettes. Donc, il ne faut pas croire que le succès de la vidéo, même s’il se confirme, si la courbe continue de croître, concerne indifféremment la totalité des genres cinématographiques.
Enfin, pour terminer cette introduction, je voudrais en venir à une question qui me semble intéressante pour le futur de la vidéo. Contrairement à certains (y compris parmi les présents !) je ne suis pas sûr que l’apparition du DVD soit une vraie date-clé. A maints égards, il me semble que le DVD n’est qu’un perfectionnement de la cassette, perfectionnement important certes, mais simple perfectionnement. Si je poussais la provocation un peu loin, je dirais qu’il s’agit du même écart que celui qu’a représenté l’apparition du 33 tours après le 78 tours. La vraie révolution "ontologique" dans l’ordre du cinéma a été pour moi celle de l’invention de la cassette : d’une part parce qu’elle a créé un "bien" grand public alors que le cinéma n’était qu’un "service" au sens économique, d’autre part parce qu’elle a créé l’extrait et la re-vision du film à loisir. Dans ces deux ordres essentiels le DVD n’apporte pas grand chose de neuf.
Mais j’arrête là la polémique pour en venir à une autre invention vidéo qui me semble plus importante pour l’avenir du cinéma, aussi bien du point de vue des pratiques sociales que du point de vue économique peut être un jour. Je veux parler de celle du projecteur vidéo grand public. Ces machines existent depuis quelques années mais connaissent un boom depuis quelques mois seulement du fait d’une baisse impressionnante des prix. Plusieurs centaines de milliers d’exemplaires ont été vendus récemment et cela ne semble pas devoir s’arrêter. Il pourrait s’agir là d’une évolution majeure. D’une part, inutile d’y insister dans ce cercle, parce que l’ajout de la projection à la vidéo en change considérablement la nature. On n’est plus dans la "télévision" mais on se rapproche du cinéma . Rappelons nous de l’invention du cinématographe , Edison et Lumière, l’un invente le film , les autres inventent la projection et donc le cinéma. Si l’on ajoute le projecteur au lecteur de DVD (et c’est là que ce dernier s’avère une étape sur la route car seule la qualité qu’il a ajouté à la cassette permet d’envisager la projection), on crée dans chaque foyer une projection de film qui n’est plus tout à fait de la télévision même si ce n’est pas non plus du cinéma. En tout cas, il s’agit d’un autre SPECTACLE, une séance qui a un début et une fin, une image plus grande que soi, une image qu’on ne regarde pas en plein jour, bref quelque chose de nouveau. Je terminerai ce point donc par une question : si les projecteurs venaient à se développer massivement , ne serait on pas en présence d’un phénomène majeur pour le cinéma, n’en viendrait on pas aux conditions de création d’un marché important et durable pour les DVD de films , n’en viendrait on pas à une forme nouvelle de "cinéma à domicile" avec toutes les caractéristiques du marché cinéma : achat à l’unité, prix élevé, choix individuel du film... ? Et si le projecteur, recréant du CINEMA était le vrai promoteur d’un marché de masse durable du DVD, offrant les conditions d’une nouvelle économie du financement des films... ?"
Informations sur la précédente édition :
Séminaire 2002
>> Séminaire restreint.
Sur le DVD, vous pouvez consulter le document intitulé "Pratiques et économie du DVD" réalisé par les étudiants de Sciences Po Paris, publié dans "Le Banquet imaginaire" et le complément téléchargeable depuis le site de l’Exception : "Les compléments du "Banquet imaginaire".