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Grammaire de l’art, logique de l’humain

par Edward Bond

CELA a commencé de la façon suivante les premiers hommes ont dessiné dans la terre avec leurs doigts. Puis ils ont fabriqué des outils en pierre. Avec ces outils, ils ont dessiné sur le roc. Puis, de ce roc, ils ont tiré des pierres à bâtir. Ils ont dessiné sur les bâtiments. Puis, de ce roc, ils ont fait des statues pour les placer sur ces bâtiments.

Ces premières images et ces premiers signes étaient rudimentaires. Ils possédaient cette nature rudimentaire qui contient tout ce qui est. Qu’est-ce donc qui a conduit leurs créateurs à penser tout ce qui est ? Les premiers hommes qui ont dessiné sur de la terre ont aussi dessiné sur leur propre peau. Alors, tout naturellement, ils ont peint leurs morts. Et, à partir de cela, ils ont fait d’autres choses. Ils ont dansé. Chanté. Raconté des histoires.

Leurs danses, leurs chansons et leurs histoires parlaient d’eux-mêmes. Mais il y avait quelque chose en plus. Eux-mêmes étaient à l’intérieur de la danse. A l’intérieur de la chanson. A l’intérieur de l’histoire. C’est de cette façon qu’ils en sont venus à penser tout ce qui est. Mais penser tout ce qui existe est rudimentaire.

Pour être totale, l’image doit être rudimentaire. Il y a dans la danse, la chanson, l’histoire racontée quelque chose de caché. C’est sa nature rudimentaire qui rend visible ce qui est caché. Et qu’est-ce donc là ? L’humanité du créateur. L’humain est toujours rudimentaire.

Les Grecs redoutaient ce qui est rudimentaire. De la pierre, ils ont tiré des images parfaites des êtres humains. On ne saurait le faire mieux. On ne le fera jamais.

Mais comme ces images de pierre étaient parfaites, leurs créateurs avaient envie qu’elles parlent. Ils ont créé le théâtre pour dire la vérité sur tout ce qui est. Le théâtre leur disait ce qu’est souffrir et être désorienté. Il leur disait le paradoxe. La tromperie des oracles. Il invectivait. Il criait ce que les doigts avaient écrit sur le sol. Il parlait de la souffrance infligée à ceux qui recherchent la perfection. Oreste, Médée et Antigone se sont tus parce que les hommes ne pouvaient plus endurer ce qu’ils disaient. Pareille douleur ne pouvait être endurée que par des statues parfaites.

Mais lorsque les hommes ne peuvent plus s’écouter les uns les autres, les armées surgissent. Elles surgirent de Macédoine et de Rome. Elles martelèrent le sol. Elles massacrèrent. Elles changèrent les statues en trophées et en monuments. En urnes funéraires destinées aux vivants. La douleur s’amplifia jusqu’à ce que, dans leurs rêves, les hommes vissent les morts enterrés gratter sur le côté de leurs tombes ou écrire des messages dans leurs cendres. Mais les hommes ne pouvaient pas les lire, car ils étaient trop désorientés pour les écrire. Il est difficile d’endurer ce que l’humain a de rudimentaire.

Alors les hommes donnèrent naissance à un Dieu pour qu’il les force à être humains. Vivre à l’intérieur d’un rêve de Dieu est un réconfort. L’humain recherche toujours la perfection dans l’imperfection. Mais on ne peut pas se défaire de l’humain. Les hommes qui avaient gratté dans la terre se mirent - même s’ils ne le savaient pas - à égratigner le visage de leur Dieu.

Les hommes ne peuvent pas vivre en repos dans une telle colère et un tel désespoir. Alors ils écoutèrent une fois encore les Grecs. Mais la douleur les avait pourvus d’un courage nouveau. La maladie d’une force nouvelle. Alors les hommes qui avaient gratté le roc avec des outils fabriquèrent de nouveaux outils. De nouvelles machines. Des muscles d’acier. Des yeux de verre pour voir au loin. L’haleine nouvelle des fourneaux. De la terre, du roc et de la mer, ils firent leurs outils. Ils perfectionnèrent les imperfections mêmes de Dieu. De la nature. Ils découvrirent une manière nouvelle de rechercher tout ce qui est. Cette manière nouvelle, c’est l’outil. La machine. La machine est parfaite. La machine abolit ce qui est rudimentaire. Le texte de la nature se voit décodé. Faust apprend que Méphistophélès n’existe pas. Nous voici libres.

Sans qu’on s’en aperçoive, la souffrance et le besoin se mirent à forcer les hommes à se traiter eux-mêmes comme s’ils étaient des outils. Les outils sont parfaits. Faciles à manier. A maintenir à leur place. A gérer. Si un outil est défectueux, on le détruit. On fabrique un outil nouveau. Les outils nous épargnent le désagrément et la douleur. Voilà qui est bel et bon. Mais ils ne posent pas les questions que posaient Oreste, Médée et Antigone ou n’y apportent pas de réponses. La perfection des outils, c’est les camps de la mort. Pourquoi ? Parce que les outils ne possèdent aucun langage.

Ou alors nous pouvons raconter une autre histoire. Il y a l’Age de pierre. L’Age d’airain. L’Age de fer. L’Age d’argent. L’Age d’or. Les Lumières. L’Age industriel. L’Age moderne. L’Age postmoderne. Vraiment c’est la même histoire. Quel est l’Age suivant ?

Les hommes qui grattaient la terre étaient humains. Tout aussi humains que nous le sommes. Leurs outils étaient moins perfectionnés. Et, pourtant, cette nature rudimentaire manifestait la totalité de ce qui est humain. Il s’agit de l’impératif d’être humain. Il s’agit de l’invisible rendu visible dans ce qui est rudimentaire. L’enfant qui ne peut parler est aussi humain que le penseur le plus profond. Si nous allions dans un monde où il y aurait des humains grattant toujours la terre les enverrions-nous à la chambre à gaz parce qu’ils ne connaissent pas la télévision ? C’est notre humanité à nous qu’ils auraient déjà grattée dans leur terre. Si nous ne pouvions pas voir cela, ce serait parce que nous avons perdu notre humanité. Et si nous la perdions, nous ne pourrions jamais savoir que nous l’avons perdue.

Les imperfections qu’il y a à être humain n’ont pas de remède, car ces imperfections-là ne sont pas une maladie. Ces imperfections-là ne sont pas les crimes de l’humain contre lui-même. L’humain - ici comme n’importe où dans l’univers - est l’unique chose à se créer elle-même. Elle se crée à partir d’elle-même. L’humain est pareil à l’oeil. Il peut tout voir sauf lui-même. La pensée ne peut pas sortir de la pensée afin de se comprendre. L’humain ne peut pas sortir de lui-même afin de se modifier. Les vérités incorporées dans les outils sont tautologiques. Cela est vrai des morts comme des vivants.

Mais les vérités humaines s’accompagnent toujours de mensonges. La vertu a toujours le vice pour chaperon. La vérité est extraite de la carrière des mensonges. Telle est la seule façon dont nous puissions vivre avec notre ignorance. C’est là le texte de l’histoire. Le paradoxe de l’art dramatique.

L’humain n’est pas individuel. On le partage en communauté. Comment pouvons-nous vivre les uns avec les autres ? Comment pouvons-nous perfectionner notre humanité ? Les outils ne sauraient nous l’enseigner car ils ne possèdent aucun langage. Et un langage est mort s’il ne possède pas deux grammaires. Sa propre grammaire, toute formelle, qui sert à dire la vérité ou le mensonge et à fabriquer des outils. La seconde grammaire que possède le langage est la grammaire de l’art. Elle se manifeste jusque dans les vastes espaces de ce qui est rudimentaire. Elle est cette argile dont on dit, dans un trait d’esprit, que provient la création. Elle est la logique de l’humain. Cette logique est la seule chose que nous ne puissions abolir. Elle est la logique de la nature. La nature nous l’a donnée avant même que les premiers humains ne soient sur terre. Ou que la première parole ait été proférée.

Il nous est interdit de jouer aux dés avec la nature. A la place de cela, il y a l’art. Tout art est un art dramatique. Et la tâche du dramaturge est claire. Elle est d’énoncer la grammaire de l’humain. La logique de l’humain. Si elle n’est pas énoncée dans la nature dramatique de l’art, elle ne saurait être énoncée dans la rue, l’université ou les tribunaux.

Afin d’être humains, les humains doivent se poser la question : comment crée-t-on l’humain ? On a laissé cette question de côté pendant deux millénaires et demi. Il convient de la poser à nouveau. Les réponses anciennes sont devenues des mensonges. Nos outils, nos machines et nos armes sont si puissants qu’ils peuvent se retourner contre nous et nous anéantir. Ou alors venir vers nous en toute amitié et nous changer en outils semblables à eux. Il n’est point étonnant que cet Age-ci soit celui de la désorientation. Il deviendra peut-être l’Age de la mort.

Voilà pourquoi la France a besoin de ses artistes. Elle peut se les offrir. Même les premiers hommes qui ont gratté dans la boue avaient suffisamment de sagesse pour savoir cela.

Traduit de l’anglais par Georges Bas.

Edward Bond est auteur dramatique.

Article initialement publié dans les pages Horizons Débats du journal Le Monde daté du 11 octobre 2003.